Lié aux premiers temps chrétiens à la vénération des martyrs, étendu peu à peu aux figures exemplaires de la religion (les «confesseurs»), le culte des saints a connu jusqu’à aujourd’hui une évolution permanente. Sa réglementation par l’Église à partir des XIIe et XIIIe siècles s’est faite très progressivement, si bien que, durant tout le Moyen Âge, ses formes varièrent en fonction des volontés de la hiérarchie diocésaine, de l’implantation des ordres religieux, de la ferveur populaire ou des difficultés vécues par les fidèles qui cherchaient dans la protection des saints un remède à leur maux et une espérance de salut.
À Genève…
Il n’exista pas de saints proprement «genevois». Les fêtes célébrées à la fin du XVe siècle se rapportèrent toutes à des saints issus des diocèses voisins, comme l’archevêque Pierre de Tarentaise et les évêques Théodule de Sion et Grat d’Aoste, l’abbé saint Claude, les martyrs thébains Maurice et Victor, pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus connus. Si leur culte est largement attesté dans le diocèse de Genève, l’apôtre Pierre a joui ici d’une ferveur plus prononcée. La fête patronale Saint-Pierre-ès-Liens et l’anniversaire de la dédicace de la cathédrale étaient célébrés avec une solennité particulière. Le vocable saint Pierre-ès-Liens (Petri ad vincula) rappelle les chaînes par lesquelles le saint fut maintenu prisonnier. Selon les calendriers genevois, la fête de la dédicace de la cathédrale fut fixée au 8 octobre et célébrée dans toutes les églises du diocèse.
Les œuvres d’art médiévales parvenues jusqu’à nous donnent une faible idée de ce qu’a dû être le corpus des statues et des peintures représentant saint Pierre dans le diocèse de Genève à la fin du Moyen Âge. Au XVe siècle, soixante-deux paroissiales étaient placées sous son patronage. Chacune de ces communautés était tenue de placer sur l’autel majeur de son église une effigie du saint aux côtés d’un crucifix et d’une représentation de la Vierge. Il en allait de même des chapelles, dont les fondateurs et leurs descendants étaient obligés par les autorités ecclésiastiques d’orner l’autel, dont ils avaient la responsabilité, d’une «image» du saint patron. Enfin, il faut tenir compte des affinités de chaque fidèle, qui pouvait faire représenter l’un ou l’autre saint pour lequel il avait une dévotion particulière. Souvent il s’agissait du saint dont il portait le nom. Ainsi, le marchand Pierre Rup, qui fit don d’un retable pour l’église de la Madeleine à Genève, se fit-il figurer sur l’un des volets de celui-ci, à genoux devant l’effigie de son saint patron.

Les protocoles des visites pastorales du diocèse de Genève nous fournissent de nombreux renseignements sur certaines de ces «images» aujourd’hui disparues, l’ymago pouvant se rapporter à une statue comme à une peinture. En 1411 et 1414, lorsque l’évêque de Genève, Jean de Bertrand, entreprit deux visites pour contrôler l’état de son diocèse, ravagé par les famines répétées et les épidémies de peste de la seconde moitié du XIVe siècle, il fit notamment la liste des manquements au décor des églises. On dénombre seize images de Pierre en mauvais état et devant être restaurées ou remplacées. «Dans l’église de Sierne annexée à l’église de Troinex, il manque une custode portative pour le Corps du Christ, une bannière ou gonfanon, les images du crucifix et de saint Pierre, patron de l’église. Le lieu de culte est mal couvert. Injonction a été faite par l’évêque aux paroissiens de réparer ces défauts dans le délai d’une année*.»
La situation dans la ville épiscopale, qui n’est pas décrite dans ces textes, était différente de celle observée à la campagne et à la montagne. Grâce au commerce et aux foires internationales, qui prirent de l’ampleur durant la première moitié du XVe siècle, le centre urbain se rétablit rapidement de la récession du siècle précédent, au point de devenir vers 1450 l’une des premières places d’échanges commerciaux et financiers européennes. Genève, florissante, construisait à grands frais et ornait ses édifices religieux de nouveaux retables. La ville devint un centre artistique qui rayonna au-delà de ses frontières. L’embellissement des églises de la capitale du diocèse, puis la régénération des lieux de culte ruraux furent confiés en grande partie aux artistes établis dans la ville, parmi lesquels nombre d’étrangers. Le champ d’activité de certains d’entre eux dépassa le territoire régional et franchit même les Alpes à l’occasion. Cependant, seules quelques représentations de saint Pierre ont été sauvées des actes iconoclastes des réformés en 1535, des pillages, des destructions ou du manque d’entretien.
Trois témoins de la dévotion de saint Pierre
En 1543, peu après son retour à Genève, Jean Calvin rédigea un traité dénonçant le culte des reliques. Il y énuméra d’un ton mordant les nombreuses reliques réparties dans toute l’Europe du XVIe siècle et s’attaqua en particulier à celles de saint Pierre, dont un fragment de cerveau était prétendument conservé à la cathédrale: «Il y avait au grand autel de cette ville de la cervelle de saint Pierre. Pendant qu’elle était enchâssée, on n’en faisait nulle doute, car c’eût été un blasphème de ne s’en fier au billet. Mais quand on éplucha le nid et on y regarda de plus près, on trouva que c’était une pierre d’éponge**.» Néanmoins, si l’iconoclasme réformé a détruit les reliques et nombre d’œuvres d’art, il a épargné trois témoins significatifs de la dévotion à saint Pierre.
L’importance du saint à Genève se traduit en premier lieu à la cathédrale dont il était le titulaire depuis le VIe siècle au moins. Le portail roman de la façade de l’église, reconstruite dès le XIIe siècle, montrait au centre de son gâble le Christ bénissant et tenant un livre, flanqué de Pierre avec les clefs et de Paul avec l’épée. Ils étaient accompagnés des quatre symboles des évangélistes, ainsi que de l’agneau pascal. L’iconographie et une inscription insistaient sur le rôle de Pierre comme prince des apôtres associé à Paul, selon une tradition qui remontait à la fin de l’Antiquité. Cette image, connue à travers des gravures et descriptions anciennes, fut préservée en 1535 et ne fut détruite qu’en 1752, au moment de l’édification du portique actuel.
Ce ne fut apparemment qu’au XVe siècle que le titre de la cathédrale se précisa en saint Pierre-ès-Liens. Ce changement s’explique probablement par un don de reliques. En effet, grâce à une mention figurant dans l’inventaire des biens ecclésiastiques dressé en 1535, on sait que, jusqu’à la Réforme, un anneau de la chaîne du saint était précieusement conservé dans la cathédrale avec un fragment de cerveau et une dent. Il était déposé dans un reliquaire d’argent, exécuté à la demande du chapitre en 1487. Peut-être faut-il mettre en relation la présence de cette relique avec la fondation d’une messe solennelle de saint Pierre-ès-Liens à la cathédrale en 1426 par le duc Amédée VIII de Savoie. En tout cas, on retrouve en 1444 la représentation de la Libération de saint Pierre sur la face extérieure de l’un des volets du retable du maître-autel de la cathédrale, que l’on doit au célèbre peintre Konrad Witz et qui a été commandé par l’évêque de Genève, François de Metz, un proche d’Amédée VIII. La qualité exceptionnelle de la peinture, qu’une récente restauration a remise en valeur, place le retable parmi les œuvres d’art de tout premier rang au niveau international. Fermé, ce retable donnait à voir, outre la Délivrance de saint Pierre, la scène de la Pêche miraculeuse, où Pierre joue également un rôle central. À l’intérieur, lorsque le retable était ouvert, ce dernier montrait la présentation du donateur à la Vierge par le patron du diocèse. Du point de vue du culte, le retable est la première manifestation qui ait subsisté de la dédicace à saint Pierre-ès-Liens.

La troisième œuvre majeure du saint dans la cathédrale était le vitrail à son effigie placé à l’origine derrière ce retable, dans l’une des sept fenêtres de l’abside: Pierre est représenté en pied sous un dais d’architecture, tenant la clef de la main droite et un livre de la gauche. Hiératique, il est extrait de tout contexte narratif, selon une iconographie alors répandue. Le vitrail a été si fortement remanié qu’il est difficile d’en proposer une attribution. Il est cependant fort probable qu’il a été exécuté vers 1460 (avec ceux de saint Paul et de saint André) par le peintre et verrier Janin Loysel, chargé dès 1419 de l’entretien des verrières de la cathédrale et auteur de plusieurs vitraux pour la maison de Savoie. Il semble donc qu’il soit contemporain du retable de Witz, ou légèrement postérieur. Ainsi, le saint patron du diocèse était figuré dans les trois lieux majeurs de la cathédrale: la façade occidentale, où il accueillait les fidèles, le maître-autel dans le sanctuaire et le vitrail de l’abside.

Actuellement, le vitrail est exposé au Musée d’art et d’histoire, une copie ayant été placée dans la cathédrale en 1885.
D’une manière plus générale, les images de Pierre faisant allusion à sa protection étaient nombreuses. Les armes du chapitre, deux clefs en sautoir en référence à leur saint patron, ont été apposées en divers endroits (tour nord, bible et enluminures). Par ailleurs, la Clémence, la grosse cloche de la cathédrale ainsi nommée et fondue par Guerri de Marcley en 1407, montrait sur l’une de ses six anses un personnage coiffé de la tiare pontificale, tenant de la main gauche une clef et bénissant de la droite. Saint Pierre prit ici les traits du pape Clément VII, le donateur présumé de la cloche. D’autres représentations de saint Pierre à la cathédrale sont connues par les sources. Une image – peut-être une sculpture – du saint muni des clefs fut emportée le 8 juillet 1535 par les chanoines, soucieux de la protéger des actes iconoclastes des réformés. Le trésor comportait aussi une statuette en argent. De plus, la chapelle Saint-Pierre sise dans le cloître possédait probablement une effigie, de même que, certainement, les chapellenies dédiées à Saint-Pierre, fondées l’une sur l’autel Sainte-Croix, près du jubé, et la seconde sur l’autel Notre-Dame. Toutes ces œuvres, statues et pièces d’orfèvrerie, ne sont malheureusement pas parvenues jusqu’à nous.
* Louis Binz, Les visites pastorales du diocèse de Genève par l’évêque Jean de Bertrand (1411-1414), Annecy, 2006 (Académis salésienne, documents hors série, vol. 1), p. 314
** Jean Calvin, Traité des reliques, Genève, 2000, p. 24
Texte extrait de l’article «Pierre, Madeleine, Catherine, Marguerite et Barbe. Quelques images de la ferveur médiévale dans les Alpe occidentales et en particulier à Genève» par Sylvie Aballéa et Marielle Martiniani-Reber, in Des saints et des hommes. L’image des saints dans les Alpes occidentales à la fin du Moyen Âge, catalogue de l’exposition Ferveurs médiévales (jusqu’au 22 septembre à la Maison Tavel), en vente à l’entrée de la Maison Tavel