Entretien avec le collectif russe AES+F, à l’honneur dans les salles palatines avec Theatrum Mundi
Depuis le mois d’avril, les étranges créations d’AES+F hypnotisent les visiteurs du Musée d’art et d’histoire. Theatrum Mundi est leur seconde exposition à Genève, où ils avaient présenté le projet Action Half Life à la galerie Charlotte Moser en 2006. Les trois membres fondateurs du collectif russe Lev Evzovich, Tatiana Arzamasova et Evgeny Svyatsky commentent les œuvres présentées.
Quelles sont les œuvres rassemblées dans Theatrum Mundi?
Lev Evzovich: Nous présentons 4 projets différents, développés au cours des dix dernières années. Le parcours s’ouvre sur le dernier en date, Inverso Mundus, qui a été montré à la Biennale de Venise à 2015, suivi par Last Riot, présenté à Venise en 2007, The Feast of Trimalchio et Allegoria Sacra. L’exposition mêle projections vidéo sur écrans géants, sculptures et collages digitaux.
Comment décrire votre travail à ceux qui le découvrent? Que souhaitez-vous leur transmettre?
LE: Nous pensons que chaque spectateur doit avoir sa propre interprétation de l’œuvre. Nous essayons de donner au public des images très théâtrales et surréalistes (dans l’acception contemporaine du terme) de notre monde, dans lequel il est difficile de différencier la réalité de la virtualité. Il s’agit d’une réflexion sur le futur du monde.

Installation vidéo, 34’34, détail ©AES+F
Tatiana Arzamasova: C’est un miroir de notre réalité, qu’il s’agisse de notre réalité «réelle», d’une réalité virtuelle ou d’une réalité rêvée.
LE: Les spectateurs peuvent également trouver des liens avec les maîtres anciens, des références culturelles au passé, au présent, et au futur, le tout combiné de manière surréaliste.
Quelle importance tient l’art ancien à vos yeux, et pourquoi lui donner ce traitement contemporain?
LE: Nous n’avons pas vraiment étudié l’histoire de l’art, mis à part les bases enseignées à l’université. Tatiana et moi-même sommes architectes, Evgeny a étudié les arts graphiques, et Vladimir est photographe. Nous apprécions la grande énergie de l’histoire de l’art, ses images puissantes. Comme nous vivons entourés d’images, on peut la percevoir dans le style visuel contemporain: jeux vidéo, films, publicité, médias…
TA: L’art et son histoire constituent l’arbre du visuel. Nous sommes en quelque sorte les dernières feuilles de cet arbre, et nous puisons notre énergie dans l’air, le soleil mais aussi de ses racines.

Dans votre travail, l’on peut identifier des canons de l’histoire de l’art (les Trois Grâces, une Nativité, une Piéta, des centaures, saint Sébastien… Que pensez-vous que les spectateurs non-initiés seront en mesure de reconnaître?
LE: Qu’ils saisissent les références ou pas, cela n’a pas d’importance. Ces images sont dans les esprits et dans la mémoire de la plupart des Européens qui sont allés à l’école.
TA: Elles sont dans leurs gènes…
LE: L’histoire de l’art est partout: dans la ville, dans les musées, dans les foyers, au cinéma, à la télévision et même dans les informations. Les images vivent de manière indépendante; elles sont mêlées à notre réalité. Le public ne les comprend pas forcément, mais il s’en souvient.
Evgeny Svyatsky: Si les visiteurs ne connaissent pas ou ne reconnaissent pas la Piéta de Michel-Ange dans Allegoria Sacra, ils voient simplement un jeune skinhead entouré de trois femmes noires. Si cette image peut leur sembler familière, ils ne savent pas forcément d’où elle provient. C’est là le secret du langage visuel: se souvenir des choses dont nous n’avons pas conscience.

Installation vidéo, 34’34, détail ©AES+F
TA: Dans le cas de la Piéta, la composition est la même mais les rôles sont échangés: ici, les réfugiées sont au chevet de l’Europe. Et les références peuvent aussi être actuelles. En effet, la dernière partie d’Allegoria Sacra, et son avion qui s’est crashé dans la jungle, se rapporte à la série télé américaine Lost.
LE: Allegoria Sacra s’inspire à la base du tableau éponyme de Giovanni Bellini, qui mêle des personnages étranges issus de plusieurs mythologies: préchrétienne, chrétienne, musulmane, antique… Notre version transforme ce purgatoire en un aéroport où se croisent des personnages qui rêvent en attendant leur vol. Leurs rêves s’entrechoquent, et l’aéroport devient tour à tour un paysage de neige, un désert, une jungle… Allegoria Sacra est le troisième volet de The Liminal Space Trilogy. Last Riot, qui symbolise l’Enfer où tout le monde se bat, en est le premier. Le second est The Feast of Trimalchio, à propos du Paradis, qui fait référence au Satyricon de Pétrone. Le festin chez Trimalcion se tient ici dans un complexe hôtelier de luxe, sur une île des Tropiques. Notre dernier projet Inverso mundus renvoie quant à lui à la tradition européenne du monde à l’envers, qui remonte au moins jusqu’au XVIe siècle – avec des scènes comme des élèves punissant leur maître, un poisson pêchant un pêcheur, etc. Je suis sûr que l’on pourrait les retrouver parmi les gravures conservées au Cabinet d’arts graphiques du musée.

Cette exposition se tient dans les salles palatines, richement ornées. Comment vos travaux s’intègrent-ils dans ce décor?
ES: Nous sommes généralement assez contents d’avoir ce genre de contexte historique pour notre travail. Bien entendu, nos œuvres fonctionnent bien dans les espaces neutres propres à l’art contemporain, mais c’est encore mieux dans un décor historique. Cette dimension supplémentaire accentue le mélange entre art contemporain et art ancien qui est au cœur de notre travail.
Comment ce travail de groupe se reflète-t-il dans votre œuvre?
ES: Nous ne sommes pas quatre mais un seul artiste. AES+F est un individu, tout comme n’importe quel artiste solo. Quatre corps et une synergie d’esprits. Cela nous donne une idée du futur, avec la téléportation, où les corps et les esprits finiront par se fusionner grâce à l’intelligence artificielle. Nous sommes le premier artiste mutant du futur.