Tentative de revival éphémère du clair-obscur au XVIIIe siècle
La gravure en clair-obscur fait l’objet d’une exposition au MAH laquelle aborde, entre autres, le projet fou du graveur John Baptist Jackson.
La gravure sur bois (ou xylographie) pratiquée en Europe depuis le Moyen Âge a donné des chefs-d’œuvre en noir et blanc à l’art occidental. Que l’on pense aux œuvres magistrales du maître de la Renaissance Albrecht Dürer ou, plus proches de nous, aux xylographies de Félix Vallotton, qui inspirent encore aujourd’hui un artiste comme Ugo Rondinone qui les met en scène dans sa carte blanche au MAH.
Elle s’est également épanouie en couleurs, en particulier à travers la gravure en clair-obscur, appelée aussi en camaïeu ou chiaroscuro, dont l’histoire est retracée dans l’exposition La gravure en clair-obscur actuellement au MAH.
Une nouvelle technique raffinée
Les premières gravures en clair-obscur apparaissent dans les milieux de cour germaniques autour de 1510, avant de connaître un grand succès en Italie. Jusque-là, l’apport de couleurs se faisait en général à la main (par coloriage au pinceau ou au pochoir) après l’impression, à l’aide de papiers colorés ou en encrant en couleur la planche à imprimer.

L’originalité des gravures en clair-obscur réside dans l’emploi d’une gamme tonale limitée à une seule couleur, éventuellement deux, mettant en valeur les ombres, lumières et demi-teintes. Cette esthétique monochrome particulière imite celle des dessins à la plume et encre sur papier coloré, utilisant le lavis et des rehauts de gouache blanche.

D’un grand raffinement, ces gravures s’adressent d’abord à des collectionneurs capables de les apprécier.
Ce nouveau type de gravure repose sur la technique de la xylographie, dans laquelle un dessin est taillé en relief dans une planche de bois, les zones creuses apparaissant vides à l’impression, seules les zones en relief étant encrées. La mise en œuvre de la gravure en clair-obscur nécessite l’utilisation d’une planche de trait, souvent imprimée en noir, délimitant les contours de la composition, et d’une ou plusieurs planches de teinte, imprimées en couleurs, apportant les ombres et rehauts (le blanc du papier en réserve). Dans les clairs-obscurs les plus raffinés et complexes, la planche de trait à elle seule ne permet plus de distinguer la composition : seule l’association de toutes les planches révèle le dessin. Outre la stratégie de répartition des éléments de l’estampe sur les différentes planches, une des difficultés du procédé réside dans la précision du repérage nécessaire à l’alignement successif des plaques sur la feuille pour l’impression. La composition des encres de couleurs et leur application, pour un rendu subtile et uniforme, nécessite également une grande pratique. L’impression se fait en général de la teinte la plus clair à la plus sombre.

En Italie, Ugo da Carpi (vers 1478/1480-1532) est le premier à employer le terme de chiaro e scuro (utilisé aujourd’hui sous la forme chiaroscuro) pour décrire sa nouvelle méthode d’impression. En France, à partir du XVIIe siècle, le terme «camaïeu» est utilisé, en référence sans doute aux camées antiques, les gravures en clair-obscur, imprimées dans une même tonalité avec des variations de teinte, offrant des effets esthétiques similaires. Le terme clair-obscur est aujourd’hui souvent préféré pour ces œuvres imprimées dans une même tonalité. Lorsque l’unité de couleurs est rompue, on privilégie le terme de gravure en couleur, la technique de réalisation et d’impression restant la même1 .
John Baptist Jackson
La technique tombe en désuétude dans la seconde moitié du XVIIe siècle. En Europe, la xylographie elle-même est presque entièrement abandonnée au XVIIIe siècle comme médium artistique (pour créer ou interpréter une œuvre d’art) et reléguée au rang de technique d’impression pour les tissus ou papiers peints.
Néanmoins, la gravure en clair-obscur connaît un regain d’intérêt chez les collectionneurs, en particulier anglais, au début du XVIIIe siècle. L’un de ces collectionneurs passionnés est le comte vénitien Anton Maria Zanetti (1680-1767) qui décide de faire revivre cette technique. Il réalise plusieurs camaïeux d’après des dessins de sa collection qu’il fait parvenir à ses amis en Europe, connaisseurs influents, qui les diffusent.

John Baptist Jackson (vers 1700/1701-vers 1780), le premier graveur sur bois anglais d’importance et premier à produire des clairs-obscurs, travaille à Paris entre 1725 et1730. Il participe au Recueil Crozat (1729) qui reproduit dessins et tableaux en utilisant l’eau-forte pour le trait et des planches de teinte en bois pour les modelés.

Il part ensuite en Italie, où il découvre les bois originaux d’Ugo da Carpi, et rencontre Zanetti à Venise. Il se lie également sur place avec le consul anglais, le marchand Joseph Smith, bibliophile, collectionneur de gemmes et connaisseur dont il reproduit quelques œuvres de la collection en clair-obscur. Avec Smith et deux autres de ses amis amateurs d’art, Charles Frederick et Smart Lethieullier, Jackson entreprend la publication de 17 grandes peintures de maîtres anciens vénitiens en clair-obscur. L’entreprise, financée par souscription, est un désastre financier, car le coût de l’opération n’est pas couvert par la souscription. En outre, la guerre de Succession d’Autriche éclate, forçant de nombreux anglais, souscripteurs potentiels, à quitter Venise. Jackson achève néanmoins l’entreprise en 1743. L’ensemble est publié en recueil en 1745 sous le titre Titiani Vecelii, Pauli Caliarii, Jacobi Robusti et Jacobi de Ponte; opera selectiora a Joanne Baptista Jackson, Anglo, ligno coelata et coloribus adumbrata.

La première œuvre achevée, en 1739, est La Mort de saint Pierre martyr d’après la toile du Titien (vers 1488-1576) conservée dans l’église Santi Giovanni e Paolo. Si l’esthétique monochrome est la même que celle des camaïeux du XVIe siècle, l’intention est totalement différente. Il s’agit en effet de transcrire des peintures et non plus des dessins, sur une échelle beaucoup plus ambitieuse. Les Noces de Cana d’après Véronèse (1528-1588) sont, par exemple, réalisées avec quatre planches de teinte, sur deux feuilles, et atteignent presque un mètre de large !

L’ensemble des 17 reproductions occupe Jackson pendant quatre ans et demi, durant lesquels il taille 94 matrices pour un total de 24 feuilles (certaines, comme Les Noces de Cana, nécessitant deux feuilles). À cette occasion il fait également construire une presse spéciale utilisant des cylindres –comme pour l’impression en taille-douce–, alors que la presse typographique utilisée pour imprimer les matrices en bois n’en comporte normalement pas. Cet ajout lui permet d’avoir plus de pression et de combiner ses gravures en clair-obscur avec un nouveau procédé développé par des graveurs anglais (Elisha Kirkall vers 1722-1724 et Arthur Pond en 1732-1736): le gaufrage. Celui-ci donne plus de force aux épreuves et permet par exemple d’animer les étoffes de la robe de la sainte du Mariage mystique de sainte Catherine.

Le talent exigé pour de telles réalisations, la difficulté et les coûts du travail, le nombre restreint d’amateurs font de l’entreprise de renouveau du clair-obscur de Jackson un échec financier et surtout un exemple isolé et sans suite. La plupart de ses clairs-obscurs n’ont jamais été publiés ou l’ont été en très petit nombre. De retour en Angleterre en 1745, il travaille à réaliser des dessins pour une entreprise textile avant d’ouvrir une manufacture de papiers-peints qui fait faillite et de mourir dans l’anonymat
Il faudra attendre la fin du XIXe siècle avec le renouveau de la gravure originale et l’œuvre de Pierre-Eugène Vibert (1875-1937) en 1898 pour que soient créées à nouveau des gravures en clair-obscur. Certaines sont à découvrir dans la dernière partie de l’exposition La gravure en clair-obscur au MAH présentant les gravures en camaïeu d’artistes suisse et genevois comme Alice Bailly (1872-1938), Charles-Alexandre Mairet (1880-1947) ou encore Édouard Vallet (1876-1919).
- C’est par exemple la technique utilisée pour les estampes japonaises en couleur.