De voluptueux débuts
Curiosité exotique et phénomène de société, le chocolat apparaît dans la peinture européenne dès le XVIIe siècle, principalement dans des natures mortes ou des scènes de genre qui illustrent sa consommation, sous forme de boisson, par les classes aisées. Associé aux mœurs de cour, il a souvent alors une connotation érotique. Sa démocratisation au XIXe siècle le fait entrer dans le domaine de l’affiche publicitaire. Il devient également un aliment lié à l’enfance. Au début du siècle suivant, il inspire les artistes modernistes puis, dès les années 1960, il est utilisé comme matériau même de l’art. Les artistes suisses et américains ont en particulier travaillé avec cette denrée, ce qui s’explique par le rôle important joué par ces deux pays dans l’histoire du chocolat. Dans une série de quatre blogs, nous nous proposons d’examiner les liens entre le chocolat et les arts visuels, à travers les œuvres conservées au Musée d’art et d’histoire, et dans d’autres institutions de la Ville de Genève, ou réalisées par des artistes présents dans nos collections.
Des débuts sanglants
Avant d’être découvert par les conquistadors espagnols au XVIe siècle, le cacao était connu depuis plusieurs milliers d’années des habitants de la Méso-Amérique, région s’étendant du centre du Mexique jusqu’au Nicaragua. Cette partie du Nouveau Monde vit se développer de prestigieuses civilisations comme les Olmèques (1200-400 av. J.C.), qui furent les premiers à cultiver le cacao, et les Aztèques (vers 1200 apr. J.-C. jusqu’à 1521 apr. J.-C.), qui rencontrèrent les Espagnols et leur transmirent les secrets du chocolat. Les peuples précolombiens utilisaient le cacao pour concocter différentes boissons chaudes et froides. Le chocolat à boire faisait également partie de leurs rites religieux, souvent fort sanglants. Considéré comme extrêmement précieux, il était réservé à l’aristocratie et à l’armée à cause de son pouvoir énergisant. Les fèves de cacao servaient aussi de monnaie pour le paiement des taxes.
Une boisson de luxe
Adoptée d’abord en Espagne, la mode du chocolat à boire se répand dans les cours européennes à partir de la fin du XVIe siècle et suscite la création de nouveaux ustensiles. La chocolatière, récipient en métal ou en céramique, sert à préparer et à servir le chocolat (fig. 1).

Argent, H. 17,4 cm. Legs Janet Zakos, donation de la fondation Migore, 2004
©MAH, photo: B. Jacot-Descombes, inv. AA 2004-0310
Son couvercle, manquant dans l’exemplaire appartenant au Musée d’art et d’histoire, comporte une ouverture circulaire par laquelle on introduit un instrument, appelé moussoir ou moulinet, composé d’un long manche en bois garni en son extrémité d’une tête circulaire cannelée servant à mélanger et à faire mousser le chocolat. Afin d’accommoder cette mousse, très appréciée des buveurs, un nouveau modèle de tasse, plus haut que celles servant à boire le thé, est conçu. Nous voyons ces accessoires illustrés avec sensualité dans la Nature morte au service à chocolat et brioches du peintre espagnol Luis Meléndez (fig. 2). Avant l’invention du cacao en poudre soluble par Coenraad Johannes van Houten en 1828, le chocolat à boire est préparé à l’aide de palets de cacao solides, en bas à gauche dans la peinture de Mélendez, qui sont délayés dans de l’eau ou du lait.

Huile sur toile, 50 x 37 cm. Madrid, Musée du Prado
©Museo Nacional del Prado, inv. P000929
Bien savoir préparer le chocolat était, pour une servante, un atout important. La Chocolatière (pastel sur parchemin, vers 1744, Staatliche Kunstsammlungen Dresden) l’œuvre la plus célèbre de Jean-Étienne Liotard, représente une femme de chambre en train d’apporter une tasse de chocolat à une maîtresse située hors-champ. Le récipient en porcelaine de Meissen est soutenu par une trembleuse en argent. Participant aux rituels sociaux de l’aristocratie européenne, le chocolat est fréquemment dégusté lors du petit-déjeuner, au lit ou dans un boudoir. La boisson est accompagnée de quelques biscuits, destinés à contrebalancer son goût parfois amer et d’un verre d’eau, la consistance du cacao étant à l’époque un peu épaisse. Ces éléments raffinés sont posés sur un plateau en bois laqué. Ce dernier, ainsi que la tasse qu’il soutient, sont basés sur des objets provenant du Japon. L’exotisme de ces pièces augmente encore leur préciosité. Liotard joue avec les reflets des différents matériaux, et le tout est reproduit avec une très grande finesse.
Le Musée d’art et d’histoire conserve un dessin de Liotard lié à La Chocolatière (fig.3). La nature exacte de cette œuvre est aujourd’hui encore mystérieuse. Caroline Guignard, assistante conservatrice au musée et spécialiste des dessins, a eu l’occasion de s’entretenir à son sujet avec plusieurs collègues internationaux. Vraisemblablement, le dessin a été réalisé ultérieurement au pastel dans le but de garder la mémoire du motif original, comme archive ou comme modèle. En effet, il n’était pas rare à l’époque que des artistes produisent des copies autographes de leurs compositions rencontrant du succès.

Encre brune métallogalique sur quatre feuilles de papier fin filigrané, 838 x 585 mm. Cdag du MAH, Genève.
Don de la Société auxiliaire du Musée ©MAH, photo : B. Jacot-Descombes, inv. 1935-0008
D’autres artistes ont également été inspirés par le pastel de Liotard, qui fut abondamment copié dans diverses techniques. Le musée possède plusieurs gravures ainsi qu’un pastel ne reproduisant que la tête de la jeune femme. Le musée Ariana, à Genève, conserve également un tableau sur porcelaine, un matériau particulièrement adapté pour transcrire les effets du pastel (fig. 3_bis).

Porcelaine, émaux polychromes. Musée Ariana, Genève. Legs Gustave Revilliod, 1890
©Ariana, inv. AR 04168
Toutes ces œuvres datent du XIXe siècle. Dès cette époque, le motif inventé par Liotard sera aussi reproduit sur des objets commerciaux liés à la consommation du chocolat. Le succès de ce portrait s’explique de plusieurs manières. Il y a la maîtrise du médium qui fera dire à Rosalba Carriera (1673-1757), autre pastelliste de grand talent, que l’œuvre de Liotard est le plus beau pastel jamais vu. L’aspect synesthésique de l’œuvre, qui fut d’ailleurs aussi connue sous le titre de La Belle Chocolatière, associe le bon goût du chocolat à la beauté de la femme représentée. Celle-ci, montrée de profil et regardant droit devant elle, se laisse passivement admirer. Si l’on peut noter que de faire ainsi le portrait d’une domestique est inhabituel et audacieux de la part de l’artiste, la manière dont elle est dépeinte la place au même niveau que les magnifiques objets de luxe qu’elle porte.
Invitation à la volupté
Du XVIIe au XIXe siècle, le chocolat apparaît dans l’art occidental principalement dans les natures mortes et les scènes de genre. D’une nature voluptueuse, cette boisson est souvent liée à l’amour et à l’érotisme. Le Musée Ariana possède un groupe en porcelaine de Meissen modelé par le sculpteur allemand Johann Joachim Kändler (1706-1775) représentant une femme à qui un domestique maure a servi un chocolat (fig. 4).

Porcelaine, émaux polychromes, H. 16,5 cm. Musée Ariana, Genève.
Don Mme Aimé Martinet, 1970 ©Ariana, inv. AR 05591
Si l’aspect galant de cette scène n’est que suggéré, il devient évident dans le groupe du même artiste intitulé Le Baisemain (1737-1740), récemment présenté dans l’exposition Meissen ‒ Folies de porcelaine à l’Ariana. Dans cet ensemble, une nouvelle figurine remplace le guéridon sur lequel était posé le service à chocolat. Il s’agit d’un prétendant agenouillé pratiquant ledit baisemain.
Consommé au lever, le chocolat est aussi lié à la toilette et cela, souvent dans une perspective érotique. L’artiste suisse Sigmund Freudenberger (1745-1801) se rend à Paris en 1765 avec son compatriote le graveur Adrian Zingg (1734-1816) qui l’introduit dans les milieux artistiques. Freudenberger fait ainsi la connaissance de François Boucher (1703-1770), dont il peut utiliser la collection de dessins. Il se familiarise alors avec l’art de cour français et s’en inspire pour créer une série de gravures publiées dès 1775 sous le titre Suite d’estampes pour servir à l’histoire des mœurs et du costume des Français dans le dix-huitième siècle. Dans la planche intitulée Le Bain, une jeune femme en train de faire sa toilette matinale est interrompue par une servante qui lui apporte la lettre d’un prétendant accompagnée d’une tasse de chocolat. Leur dialogue, inscrit dans un cartouche sous l’image, est le suivant:
De la Lettre ou du Chocolat
Que préfère Madame? Ah ma chère Justine,
J’ai le cœur bien plus délicat
Plus faible infiniment, hélas! que la poitrine
Le lien avec la sexualité qui accompagne le chocolat depuis son introduction en Europe semble avoir pour origine le fait que les conquistadores le pensaient aphrodisiaque, probablement en vertu de ses qualités stimulantes. Son association avec l’aristocratie et les mœurs de la cour a certainement aussi joué un rôle dans ce rapprochement. Celui-ci a perduré dans les arts jusqu’au XXe siècle au moins comme le montre ce pastel d’Edgar Degas (fig. 5) et, dans une interprétation moderne du thème des baigneuses, ce tableau d’Émile Chambon (fig. 6).

Pastel sur papier, 93 x 79 cm. Kunstmuseum Basel, Geschenk der Max Geldner-Stiftung 1979
©Kunstmuseum Basel, Martin P. Bühler, inv. G 1979.43

Huile sur toile, 201 x 151,5 cm. Don de l’artiste, 1983
©MAH, photo : B. Jacot-Descombes, inv. 1983-0013
Le chocolat et les arts II. Beau et bon
Le chocolat et les arts III. Le chocolat, une nouvelle vanité
Le chocolat et les arts IV. La politique du chocolat