Une précieuse leçon d’hygiène du XVIe siècle
La crise sanitaire actuelle a remis au centre de l’attention l’un des éléments fondamentaux de l’hygiène quotidienne: le lavage des mains. On sait que le mot «hygiène» dérive du nom d’Hygie, déesse grecque de la santé et de la propreté, qui incarne la médecine préventive. Et de fait, une bonne hygiène des mains demeure la plus simple mesure pour limiter les risques de transmission d’agents infectieux.
Cette pratique est attestée dès l’Antiquité. Il s’agit alors avant tout d’une purification rituelle où la dimension symbolique prend le pas sur le souci sanitaire1. Ainsi, lorsqu’au quatrième chant de l’Odyssée Homère relate un festin au palais du roi Ménélas, les convives se voient baignés et oints d’huile parfumée avant de passer à table, où «une esclave s’avance avec une magnifique aiguière d’or, verse l’eau qu’elle contient dans une urne d’argent pour baigner leurs mains». L’usage de l’ablution des mains avant le repas renaît au Moyen Âge dans les classes supérieures de la population. À la fois signe de savoir-vivre et rite d’hospitalité, il s’effectue généralement au moyen d’une aiguière et d’un bassin destiné à recueillir l’eau. Une fois le cérémonial accompli, cette précieuse vaisselle est exposée sur un dressoir où sa profusion atteste le rang et la richesse de l’hôte.


©Bibliothèque nationale de France, photo: T. Cracchiola-Getty, inv. 56.5.
Fig. 3. Plat dit de l’aurige et des chasseurs, fin IIIe – début IVe siècle.
Argent, rehauts de dorure, D. 52,7 cm. Don Gérard et Monique Nordmann, 2007
©MAH, photo: A. Longchamp, inv. A 2007-1
Si l’aiguière médiévale, dite aquamanile, affecte volontiers une forme zoomorphe ou anthropomorphe, les artisans de la Renaissance rivalisent de virtuosité pour créer des récipients inspirés de modèles antiques [fig. 1-3]. Parallèlement aux orfèvres, les potiers d’étains proposent de luxueuses pièces destinées à concurrencer l’argenterie auprès d’une clientèle moins fortunée mais tout aussi soucieuse d’apparat. La seconde moitié du XVIe siècle voit en particulier fleurir une production raffinée à décors maniéristes moulés en bas-relief, connue sous la dénomination allemande d’Edelzinn («étains nobles»). Son représentant le plus illustre est le Lorrain François Briot (vers 1550-vers 1616), dont l’œuvre connut un succès qu’attestent les innombrables emprunts et copies qui en furent tirés de son vivant et jusqu’au XIXe siècle2.
La plus célèbre création de Briot – et la seule à porter sa signature – est l’ensemble formé par le bassin dit de la Tempérance et l’aiguière qui lui fait pendant, ornée sur sa panse des allégories des trois vertus théologales (la Foi, l’Espérance et la Charité). Le musée possède un bel exemplaire du plat, vraisemblablement fondu à Montbéliard au début du XVIIe siècle [fig. 4-5].

©MAH, photo: F. Bevilacqua, inv. F 208

Un savant rébus
Comme souvent dans ces pièces destinées à une clientèle cultivée, le riche décor qui s’y déploie développe une iconographie complexe, ordonnée selon un schéma symétrique à trois registres. Autour de l’ombilic3 gravitent deux groupes de figures allégoriques dans des cartouches portant une inscription en latin qui les identifie. Les panneaux d’ornement qui les séparent abritent des termes et des mascarons individualisés en fonction des allégories qu’ils côtoient, établissant ainsi des liens entre les registres et affirmant l’unité de la composition.

Sur la base du socle, à gauche, les initiales «F.B.».

Au centre est représentée la personnification qui a donné son nom au bassin, la Tempérance [fig. 6]. C’est l’une des quatre vertus cardinales de la doctrine morale chrétienne, héritées de la philosophie grecque. Elle tient son attribut traditionnel, l’aiguière, dont elle se sert pour tempérer, c’est-à-dire couper, le vin de la coupe qu’elle tient de l’autre. Cette coupe, que l’on peut rapprocher de celle d’Hygie qui sert de symbole à la pharmacie, ainsi que le bâton d’Esculape (emblème du corps médical, représenté ici sous la forme d’un caducée), rappellent que la Tempérance, en modérant les instincts et en soumettant les passions à la raison, est indispensable à la préservation de la santé. Les autres motifs disposés à l’entour de son siège symbolisent respectivement les quatre Éléments, que l’on retrouve dans les cartouches du registre médian (l’Eau, la Terre, le Feu et l’Air) [fig. 7-8]. Sur l’aile4 enfin se succèdent huit autres allégories, groupées par paires se faisant face: Minerve et les sept Arts libéraux, qui constituent depuis l’Antiquité la base de l’enseignement des disciplines intellectuelles.
Mens sana in corpore sano
Quelle signification peut-on dégager de l’iconographie, a priori disparate, développée sur le bassin et l’aiguière qui l’accompagne? Si plusieurs grilles de lecture sont possibles, l’interprétation la plus probante est celle d’une leçon prophylactique venant se superposer à la fonction première de l’ensemble, qui est de garantir la propreté des mains.


«Un esprit sain dans un corps sain»… La célèbre maxime du poète romain Juvénal, remise à l’honneur par les humanistes de la Renaissance qui y voient une incitation à cultiver aussi bien ce qui relève du moral que du physique, pourrait servir de clé au message délivré par Briot, que l’on pourrait traduire ainsi: soumise à l’autorité de la Sagesse (Minerve), l’acquisition de la connaissance – représentée par les Arts libéraux – et l’exercice des facultés intellectuelles sont indissociables d’une bonne hygiène de vie, garante de santé. Cette dernière résulte, selon le savoir médical de l’époque encore largement tributaire de la médecine antique, de l’équilibre des substances liquides sécrétées par l’organisme. Selon la théorie des humeurs, les fonctions du corps sont en effet régies par les quatre Éléments, transposés sous la forme organique des quatre humeurs (flegme, bile jaune, bile noire et sang). À chaque humeur correspond un tempérament, incarné ici par le mascaron surmontant chacun des Éléments – flegmatique pour l’Eau, colérique pour le Feu, mélancolique pour la Terre et sanguin pour l’Air [fig. 9-10].
Les maladies découlant de l’influence excessive d’un Élément et de la prédominance d’une humeur sur les autres, il est donc fondamental de maintenir un juste équilibre. Cette fonction régulatrice revient à la Tempérance, placée de façon significative au centre du bassin. Mais en tant que vertu humaine, la Tempérance doit à son tour être vivifiée par la grâce divine: celle-ci est incarnée par les vertus théologales de l’aiguière, à laquelle échoit ainsi le double rôle de source physique et de source symbolique…
Notes