Contradictions
Ce printemps voit fleurir d’inédites propositions au Musée d’art et d’histoire. Avec l’intégration des arts graphiques, l’institution ouvre la voie d’un accrochage pluridisciplinaire: la présentation Contradictions soutient et enrichit le discours sur les processus de création. Les œuvres se répondent et démontrent que les chemins empruntés se rejoignent, s’entremêlent, se nourrissent les uns les autres à travers le temps et par-delà les médiums et les techniques.
Contradictions
Récemment inaugurée en salle 15, l’exposition Contradictions est le fruit de la collaboration entre trois domaines de conservation du MAH. Initiée par le Cabinet d’arts graphiques, cette présentation traite de la reproductibilité et accueille autour des œuvres sur papier, des multiples, des livres d’artistes, des pièces d’art appliqué, de bijouterie, d’horlogerie et de numismatique. Près de 200 items, essais et prototypes explorent les méandres du parcours créatif, de la naissance d’une idée à sa réalisation, à son abandon ou à sa transformation, et tissent un réseau de liens révélant la proximité des démarches artistiques, quelle que soit la nature finale de l’œuvre.
De nombreux bijoux contemporains émaillent les vitrines, enrichissant le propos par leur tridimensionnalité, l’originale sensibilité de leurs créateurs, ainsi que par quelques spécificités techniques propres.
Notre déambulation commence par «la définition de l’idée», avec des essais et des prototypes, des séries, des multiples et des déclinaisons. Les deux colliers de Gundula Papesch (1963) racontent qu’une pièce dite unique peut avoir ses variantes, ouvrant la réflexion sur les limites du vocable «unique» et sur le sens qui lui est usuellement attaché.
Autre exemple avec les deux masques de théâtre d’Esther Brinkmann (1953), réalisés en Chine sur le modèle des paires traditionnelles. L’inversion du sens des valeurs est ici manifeste, puisque la pièce en or massif est une réplique moulée de la pièce en résine rouge qui, elle, a été faite à la main. Plus-value du geste, de la main de l’artiste pour «l’original», coût des matériaux indexés au marché pour la «copie»… Red face and Double, un débat sans fin.

©MAH, photo de droite: B. Jacot-Descombes

Or jaune, résine, cordelette, acier. Achat, 2020 ©MAH, inv. H 2020-0001
L’exposition aborde aussi la place de l’aléatoire dans le processus de création, rendant à cet aspect ses lettres de noblesse tant on sait à quel point il est souvent fondateur. La non-maîtrise de certains paramètres peut en effet contribuer à la naissance d’une œuvre, comme le démontre le principe d’oxydoréduction employé par Ambroise Degenève (1987) dans le serti de ses gemmes: sur une structure de cuivre plongée dans une solution de nitrate d’argent, il fait littéralement «pousser» les quatre montants qui enserreront la pierre, guidant les ions de métal précieux afin qu’ils s’agglutinent en masse aux endroits espérés.

Argent, cuivre, gemme synthétique. Achat, 2020 ©MAH, inv. H 2020-0004
Il arrive aussi que l’artiste, lâchant prise sur l’ultime étape de sa création, laisse le dernier geste à l’acquéreur de sa pièce: l’inattendu se décline alors sous la forme de bijoux proposés en kit, autre tendance notable de la discipline dans le courant des années 1990. Le Mettre d’Annick Zufferey (1970) ou encore la bague Ready to be made de Christian Balmer (1964) en sont de belles illustrations.

Bois, métal, plastique, carton. Don d’un amateur genevois, 2000
©MAH, photo: M. Aeschimann, inv. H 2000-0024

Argent (future bague), acier (clé pour enrouler la bande d’argent), plastique. Achat, 2010
©MAH, photo: M. Aeschimann, inv. H 2010-0003
Plus loin, dans le deuxième îlot, il est question de «l’abandon de l’idée», pour raison technique ou par volonté du créateur. La possibilité de reproduction – par moulage, par exemple –, peut déboucher sur la série ou bifurquer vers l’unicité. Cette dernière notion revêt une importance capitale dans le domaine artistique, tant elle pèse sur la valeur finale de la production. Une bague en or pur de Johanna Dahm (1948), vendue avec son moule brisé, génère une réflexion sur les liens entre choix techniques et options conceptuelles: une pièce unique peut naître d’une technique de reproduction.

Fonte d’or pur 0,999, terre cuite. Achat auprès de l’auteur, 2002
©MAH, photo : A. Baezner, inv. H 2002-0028
Le dernier îlot de vitrines évoque les détournements qui élargissent les possibilités artistiques: détournements des techniques et des matériaux, ou le détournement d’usage, un geste initialement libre de conscience écologique devenu en ce tournant de millénaire un étendard de l’art pour la lutte contre le gaspillage: en témoigne le succès de ces «réutilisations», autant d’évidences mâtinées d’humour visionnaire. Le collier Dynamica de Doris His-Hugentobler (1932), souple et léger malgré son volume, est constitué d’une chambre à air de deux-roues, ciselée en colimaçon à la façon de boucles anglaises. Il côtoie une coiffe signée Verena Sieber-Fuchs (1943), faite d’un crochetage de blisters de médicaments: elle forme parure avec un tour de cou surdimensionné intitulé Toxicomanie (visible dans la présentation Espaces, proposée au même étage). La broche d’Ophélie Sanga (1988) joue sur l’effet trompe-l’œil en substituant des têtes d’allumette au traditionnel pourtour de perles.

Caoutchouc (chambre à air de deux-roues). Don Yvette Mottier, 2017 ©MAH, inv. H 2017-0340

Argent, bois, têtes d’allumettes, cire, mèche. Achat, 2013 © MAH, photo: B. Coulon, inv. H 2013-0085

Blisters de médicaments, découpés et crochetés, fil de fer Prix fédéral pour les arts appliqués, 1993. Don de l’auteur, 1994 © MAH, photo : M. Aeschimann, inv. AD 8592