Une rencontre intime dans la citerne historique de la Maison Tavel.
En novembre 2020, le parcours audioguidé Ni vues, ni connues? était diffusé sur le site et les réseaux sociaux du MAH dans le cadre d’une collaboration avec le festival Les Créatives. En parallèle, à la Maison Tavel, devait être dévoilée l’installation Auteure inconnue, créée par l’auteure Karelle Ménine, historienne et plasticienne littéraire, et la photographe Magali Dougados. Grâce à la prolongation de ce projet jusqu’au 23 mars, les visiteurs de la Maison Tavel peuvent aujourd’hui faire face aux regards de femmes anonymes exposés dans «l’espace rond et maternel de la citerne historique»1.

Un nouveau regard artistique féminin
Par le biais de cette réalisation originale et immersive, les deux conceptrices interrogent le regard artistique développé par les femmes à travers leur appropriation de la photographie et de la littérature dès la fin du XIXe siècle. Au cœur de cette installation repose une missive, adressée par une femme anonyme à Gustave Revilliod, archéologue, collectionneur et éditeur genevois, et retrouvée dans les archives d’État. L’auteure, incertaine de ses compétences d’écrivaine, sollicite l’avis de l’homme de science, personnalité influente, sur un petit livret de sa production qui demeure malheureusement introuvable. De cette brève correspondance, Karelle Ménine a fait le point de départ de son récit, L’Étui I: Invisible absence. Cette publication accompagne l’installation de la Maison Tavel, intitulée Auteure inconnue en référence à la signature longtemps apposée par les archivistes sur les documents photographiques anonymes: «toujours déclinée au masculin, elle témoigne de l’éviction du féminin dans la pratique du langage artistique». En renversant la perspective, il s’agit ici de reconnaître à ces auteures une expression artistique qui leur est propre.

Dans l’espace intime de la citerne, le contenu de cette lettre est lu et résonne dans les quatre langues nationales, tandis que cent clichés énigmatiques de femmes anonymes, réalisés entre 1850 et 1870 par des photographes inconnu.e.s, sont suspendus au centre de l’espace, à un lutrin évoquant un triptyque. Parmi eux, un daguerréotype original se trouve enchâssé dans un précieux étui tapissé de velours rouge. L’ensemble flotte dans un halo blanc, fruit de l’étonnant travail de mise en lumière de Jonathan O’Hear. Soigneusement sélectionnées et recadrées pour en faire ressortir les détails, ces photographies révèlent certains codes de bienséance imposés aux femmes: «On y retrouve le volume, l’élégance, la posture et surtout le regard, celui jeté par ces femmes et celui que l’appareil photographique et que nous-mêmes portons sur elles». Elles témoignent aussi de la découverte et de l’appropriation progressive de l’image photographique par les femmes, devant et derrière l’objectif. Une expression timide, jugulée par les usages d’une société à domination masculine, qui constitue pourtant un terreau indispensable à l’affirmation ultérieure des créations féminines. De ces résidus d’archives longtemps restés invisibles, une filiation artistique va ainsi naître, celle de femmes auteures progressivement dégagées de la couverture à la fois contrainte et nécessaire de l’anonymat.
Lecture d’une lettre de femme anonyme, issue des Archives d’État de Genève, par Émilie Pictet (allemand), Donata Vallino (romanche), Karelle Ménine (français, italien) ©Karelle Ménine
Recadrer l’histoire de l’art
L’intervention Auteure inconnue marque la première étape d’une recherche plus large intitulée RECADRAGE. Situé entre l’enquête scientifique, l’outil pédagogique et la création artistique, ce projet multiforme vise à «recadrer les femmes au sein de l’histoire de l’art, recadrer le regard qu’elles portent sur le monde, et celui que nous portons sur elles». L’ampleur de la tâche requiert une grande ouverture méthodologique, selon sa conceptrice Karelle Ménine. Il s’agit d’abord de conjuguer au présent, à travers l’art et la pédagogie, des problématiques historiques identifiées par la recherche en archives. Le développement du regard artistique féminin ouvre en effet une perspective critique sur la construction de l’image dans nos sociétés contemporaines. Les publics issus de milieux et de générations variés sont invités à dialoguer autour des sujets abordés, et un tel échange s’avère nécessaire pour investiguer au mieux l’émergence du regard artistique féminin et les mécanismes de construction de l’image en général. Passé et présent, collectif et individu, littérature et photographie, science et art, autant de dimensions complémentaires sont mobilisées dans le projet RECADRAGE, afin de mettre en lumière un pan oublié de l’histoire de l’art.
L’installation Auteure inconnue constitue donc la première étape de ce projet organisé en plusieurs actes, qui prendront successivement la forme de recherches, de publications, d’enseignements et d’expositions jusqu’en 2022. Mais cette réflexion trouve sa genèse dans l’exposition Isabelle Eberhardt: de l’une à l’autre, conçue par Karelle Ménine à la Maison Tavel en 2019, en association avec la Maison de Rousseau & de la Littérature.

Aux côtés de l’auteure-photographe Annemarie Schwarzenbach, autre figure tutélaire du projet RECADRAGE, l’écrivaine Isabelle Eberhardt fut en effet une pionnière de la libération du regard féminin. Au tournant du siècle, ces deux voyageuses et aventurières ont quitté la Suisse dans leur jeunesse, pour découvrir le monde et le décrire par les mots et l’image, photographique ou dessinée, avant de disparaître prématurément. En partant de leur travail avant-gardiste, «le projet RECADRAGE vise à reconstituer l’histoire de ce basculement, qui permit en cette fin du XIXe siècle l’émergence artistique d’un regard féminin». Au fil de RECADRAGE, le public sera ainsi invité à voyager dans les pas et les regards de ces artistes engagées, dialoguant entre le monde d’hier et celui d’aujourd’hui, et à découvrir avec elles d’autres perceptions portées par les femmes de tous les pays sur leurs conditions d’existence et leurs patrimoines propres.

S’inscrivant dans une filiation artistique et intellectuelle entre le local et l’universel, la Maison Tavel s’est imposée comme une évidence pour accueillir ce projet. En débutant aujourd’hui dans la citerne de la plus ancienne demeure genevoise, cette aventure amorce son itinéraire au long cours, pour mieux appréhender l’inconnu(e) qui se noue entre les regards et les mots d’une histoire de l’art repensée, «car tout voyage, même dans les contrées les plus fréquentées et les plus connues, est une exploration»2.
Ce blog a été rédigé par Aurèle Cellerier, qui a effectué un stage à la Maison Tavel.
Notes
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Sauf indication contraire, les citations dans cet article sont tirées d’un entretien réalisé avec Karelle Ménine et Magali Dougados, le 10 décembre 2020 à la Maison Tavel.
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Isabelle Eberhardt, Quatrième Journalier, Ténès, 7 juillet 1902.