Adolphe Appia: la révélation wagnérienne

Espaces lyriques

Aujourd’hui admirés pour leurs qualités esthétiques, les dessins scénographiques d’Adolphe Appia (1862-1928) ont longtemps été connu des seuls spécialistes de la mise en scène lyrique et théâtrale. Ces projets, réalisés sans prétention artistique et «d’une absolue nullité» selon leur auteur, constituaient pour lui une simple représentation visuelle de son travail théorique. Au-delà de leur fonction originale, ces œuvres témoignent aujourd’hui d’un talent visionnaire et de la modernité d’un précurseur dont l’influence ne se fera véritablement jour qu’à partir du milieu du XXe siècle, plusieurs décennies après sa mort.

Espaces lyriques

Aujourd’hui admirés pour leurs qualités esthétiques, les dessins scénographiques d’Adolphe Appia (1862-1928) ont longtemps été connu des seuls spécialistes de la mise en scène lyrique et théâtrale. Ces projets, réalisés sans prétention artistique et «d’une absolue nullité» selon leur auteur, constituaient pour lui une simple représentation visuelle de son travail théorique. Au-delà de leur fonction originale, ces œuvres témoignent aujourd’hui d’un talent visionnaire et de la modernité d’un précurseur dont l’influence ne se fera véritablement jour qu’à partir du milieu du XXe siècle, plusieurs décennies après sa mort.

Théodore Alfred Appia (1887–1980), Portrait d’Adolphe Appia, s.d.
Fusain, craie blanche et estompe sur papier grisâtre, 483 x 316 mm.
© MAH, Genève, inv. 1980-278

La révélation wagnérienne

Fils de l’un des fondateurs de la Croix-Rouge, Appia étudie au conservatoire de Genève. Son talent lui vaut le soutien du philanthrope Agénor Boissier (1841-1913), mécène, entre autres, de la Revue Wagnérienne. Grâce à lui, le jeune musicien fréquente les conservatoires de Leipzig, Paris et Dresde, et effectue plusieurs séjours à Bayreuth, où il découvre l’œuvre de Richard Wagner (1813-1883). En 1888, il y assiste à une représentation des Maîtres chanteurs, dont l’inadéquation entre la scénographie et le livret le révolte. Il consacrera dès lors sa vie à réformer la mise en scène d’opéra.

À cette époque, celle-ci est encore engoncée dans les conventions illusionnistes, les chanteurs en costumes pseudo-historiques évoluant dans des décors peints en trompe-l’œil. Appia voit en ces artifices l’antithèse de la révolution esthétique que constitue l’œuvre de Wagner: si l’opéra veut s’élever au rang d’œuvre d’art total (Gesamtkunstwerk), l’espace scénique doit faire partie intégrante de l’œuvre, au même titre que la musique et le verbe. L’essence d’une composition musicale et dramatique ne réside pas dans sa partition, mais dans sa représentation, et cette essence ne peut s’imposer que par une expression perceptible par les sens et non par le seul intellect.

A. Appia (1862-1928), Décor pour « Tristan et Isolde » de Richard Wagner. Acte II, final, 1896.
Crayon de graphite, fusain et estompe sur papier Canson bleuté, 483 x 630 mm.
© MAH, Genève, inv. 1993-68

Une pensée trop avant-gardiste

Appia  exécute ses premiers dessins scénographiques en 1891. L’espace qu’il imagine pour le drame wagnérien est défini par des éléments simples et interchangeables tels que des marches, des piliers ou des rampes. Dénués de toute dimension anecdotique, ils créent une topographie idéale réduite à l’essentiel. La lumière, dynamique, se substitue à la couleur et aux accessoires pour suggérer les changements d’atmosphère et la temporalité tout en mettant en valeur la plasticité des formes et des corps. Cette épuration de l’espace scénique lui confère un caractère aussi intemporel qu’universel, propre à l’intégrer entièrement dans «l’expérience» wagnérienne. La pensée complexe d’Appia se déploie par ailleurs dans les ouvrages théoriques qu’il publie en France et en Allemagne, d’abord La Mise en scène du drame wagnérien (1895), puis La Musique et la mise en scène (1899). Mais sa dévotion envers Wagner ne suffit pas à imposer ses idées dans les milieux influents. Régnant sur Bayreuth depuis la mort du son époux, Cosima Wagner (1837-1930) les considère comme des enfantillages. De son vivant, toute modification de la mise en scène originale des opéras du maître restera d’ailleurs taboue.

A. Appia (1862-1928), Décor pour « Tristan et Isolde » de Richard Wagner. Acte II, scène I, 1923. Crayon de graphite, fusain, craie blanche et estompe sur papier grisâtre, feuille: 480 x 630 mm. © MAH, Genève, inv. 1993-66

Un beau rêve éphémère

La première occasion de mettre en scène un opéra de Wagner n’est donnée à Appia qu’en 1923. Il s’agit de Tristan et Isolde, à la Scala de Milan: «c’est le grand beau rêve qui commence», écrit-il à un ami. Mais l’austérité et le «manque de réalisme» (en fait d’illusionnisme) du décor laisse le public perplexe. L’année suivante, il est invité à monter la Tétralogie à Bâle, où un groupe de wagnériens réactionnaires l’accuse de salir la réputation de la ville en entachant la vision du maître de son « bolchevisme artistique ». Les représentations sont annulées, et Appia, dont la santé psychique a toujours été fragile, se retire à la clinique de la Métairie à Nyon, où il décède le 29 février 1928.

Une reconnaissance posthume

Ironie de l’histoire, c’est à Bayreuth, désormais dirigé par les deux petits-fils de Richard Wagner, que l’œuvre d’Appia déploiera son influence dès 1951.  Wieland Wagner (1917-1966) y propose alors des mises en scènes largement inspirées des préceptes d’Appia, et dont la qualité est unanimement reconnue. À l’heure actuelle, les théories du Genevois constituent toujours une source d’inspiration importante et ses dessins fascinent autant les scénographes que les architectes et les amateurs d’art.

 

 

Seconde partie:
Adolphe Appia: espaces rythmiques

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.