La rencontre avec Émile Jaques-Dalcroze
L’année 1906 marque une étape décisive dans la carrière d’Adolphe Appia. Une représentation de gymnastique rythmique lui révèle les principes de cette méthode développée par Émile Jaques-Dalcroze (1865-1950), compositeur renommé et professeur d’harmonie théorique au conservatoire de Genève. Déçu par la pédagogie contemporaine qui ignore l’individualité des élèves, Jaques-Dalcroze imagine d’abord – au grand déplaisir des autorités scolaires –, des «chansons avec gestes» qui conjuguent expression musicale et gestuelle. Dès 1903, il développe les principes de la gymnastique rythmique, qui tend à créer une harmonie entre l’intellect, la sensibilité et le corps, ces éléments fondamentaux de l’individu si souvent séparés. L’acquisition de la maîtrise corporelle et l’éveil des instincts naturels doit donner naissance à une humanité meilleure, dont le corps habité par la musique devient l’instrument d’un art total.

Crayon de graphite, fusain, craie blanche et estompe sur papier Canson bleuté, 462 x 612 mm.
©MAH, Genève, inv. 1979-0150

Fusain, craie blanche et estompe, crayon de graphite sur papier Canson beige, 470 x 534 mm.
©MAH, Genève, inv. 1981-0004
Des idéaux partagés
À cette époque, les expériences motivées par un idéal de liberté, de fraternité et de communion entre les êtres et la nature sont nombreuses. Les danseuses Loïe Fuller (1862-1928) et Isadora Duncan (1877-1927) font triompher une approche sensible et spontanée de la danse. Pierre de Coubertin (1863-1937) ressuscite les Jeux olympiques. Dans le domaine de la pédagogie, l’héritage de Rousseau et de Pestalozzi inspire John Dewey (1859-1952) et son learning by doing à Chicago, Maria Montessori (1870-1952) crée les case dei bambini en Italie et Rudolph Steiner (1861-1925) fonde l’anthroposophie à Bâle, basée notamment sur la notion d’eurythmie. Le théâtre cherche à s’affranchir des conventions du passé: René Morax (1873-1973) fonde le théâtre du Jorat à Mézières en 1908. Quant au cloisonnement entre beaux-arts, architecture et arts appliqués, déjà aboli au Royaume-Uni dès les années 1860 dans le mouvement Arts & Crafts, il explose définitivement en même temps que triomphent les diverses manifestation de l’Art nouveau européen (Jugendstil allemand, Sécession viennoise, Nieuwe Kunst néerlandais…).

Huile sur toile, 32,4 x 63 cm ©MAH, Genève, inv. 1911-0123
Une convergence d’esprit
Leur convergence d’idées amène Appia et Jaques-Dalcroze à se lier d’amitié et à collaborer leur vie durant. À partir de 1909, le scénographe conçoit ainsi des Espaces rythmiques pour offrir aux élèves de Jaques-Dalcroze un espace approprié à leurs évolutions. Il y reprend les principes développés pour le drame wagnérien (voir le blog précédent), notamment l’usage d’éléments simples et interchangeables sur le plateau, ces «praticables» qui permettent aux rythmiciens d’investir pleinement l’environnement et d’interagir avec lui. Ces «visions rêvées» constituent assurément la partie la plus aboutie de son travail, qui prendra corps dans la salle de spectacle de l’institut Jaques-Dalcroze d’Hellerau, au nord de Dresde, construit en 1911-1912 par l’architecte Heinrich Tessenow (1876-1950).

Fusain et estompe sur papier Canson chamois, 525 x 724 mm.
©MAH, Genève, inv. 1981-0002
Malheureusement, la déclaration de guerre en 1914 sonne le glas de l’âge d’or de la collaboration entre Appia et Jaques-Dalcroze. Persona non grata en Allemagne, le pédagogue poursuit la promotion de sa méthode à travers le monde et ouvre son institut genevois en 1915. Toujours situé au 44, rue de la Terrassière à Genève, l’Institut Emile Jaques-Dalcroze conserve sa salle de représentation reproduisant à l’identique celle du Festspielhaus d’Hellerau, et ses étudiants se produisent toujours dans cet espace conçu selon les théories d’Adolphe Appia. Ce dernier, dont la santé décline à l’époque, voit sa renommée croître dans le milieu théâtral grâce à son travail avec Jaques-Dalcroze. En 1914, l’Exposition internationale de théâtre de Zurich présente 54 de ses dessins. Le metteur en scène britannique Edward Gordon Craig (1872-1966) les y découvre et entre en contact avec le Genevois, dont il partage largement les points de vue. Les deux hommes entament une correspondance fructueuse et nourrissent réciproquement leurs recherches. Bien qu’ils n’aient pas développé de projet commun, leurs deux noms restent étroitement liés, en tant que précurseurs de la scénographie moderne, en particulier dans l’usage de la lumière.
L’ensemble des dessins d’Adolphe Appia conservés au MAH sont visibles sur le site des collections en ligne.
Première partie:
Adolphe Appia: la révélation wagnérienne