Quand une exposition fait avancer la recherche
À l’occasion de la préparation de l’exposition Feuilles d’éventails entre Europe et Japon, huit dessins en forme d’éventail ont été redécouverts dans les réserves du MAH. Acquis par le musée le 23 avril 1915 pour 1675 francs suisses, avec l’aide de la subvention fédérale, auprès de «Mr. Terracina» avec la simple mention «8 gouaches, mod[èles] p[ou]r Eventails?», leur étude a permis d’affiner leur datation et leur identification.
Mise au point sur l’acquisition
Les recherches sur la provenance de ces œuvres ont apporté un éclairage nouveau sur «Mr. Terracina», antiquaire à Genève. Mentionné de nombreuses fois dans les livres d’inventaires des musées de Genève entre 1875 et 1915, principalement pour des achats d’objets archéologiques régionaux, il tenait boutique au numéro 2 de la place des Bergues. Mais il n’était pas seul. En effet, la Feuille officielle du commerce suisse (n°94, 1895 et n°51, 1934) nous apprend que Giacomo Terracina, étant décédé le 27 novembre 1894, sa veuve, Élise, a repris son commerce jusqu’en 1934, peu de temps avant son décès le 11 février 1936. Les huit dessins n’ont donc pas été achetés à Monsieur, mais à Madame Terracina.

Gouache et aquarelle sur parchemin. Achat avec l’aide de la Subvention fédérale, 1915 © MAH, photo B. Jacot-Descombes, inv. D 2011-0020
Les huit feuilles ont été acquises en 1915 déjà montées. Elles sont contrecollées sur un carton épais revêtu de papier gris-bleu moucheté, dans un renfoncement créé à leur taille, entouré d’un double filet doré, l’un épousant la forme de l’éventail, le second formant un encadrement rectangulaire et de trois filets d’encadrement à l’encre de Chine; l’espace laissé entre les deux premiers est peint en rose-orangé. À l’occasion de l’exposition, il était souhaité de les démonter, afin de voir si quelque indice quant à leur provenance ne se cachait pas au revers des feuilles ou sous les montages. Malheureusement, l’opération de démontage, longue et délicate, n’a pu avoir lieu faute de temps mais aussi en raison du risque qu’elle présentait pour les œuvres. Il a donc été décidé de procéder à une série d’examens sous lumière infrarouge et rayons ultraviolets, en espérant que des indications apparaîtraient. Le carton de montage s’est révélé tout à fait opaque et les feuilles n’ont dévoilé aucune inscription, uniquement la façon de travailler de l’artiste. Celui-ci pose les ombres et les lumières avant d’ajouter les détails sombres et les rehauts, le tout recouvrant un dessin sous-jacent au carbone, visible sous rayonnement infrarouge, qui pose la composition.

Gouache et aquarelle sur parchemin, achat avec l’aide de la Subvention fédérale, 1915 © MAH, photo: atelier de restauration, inv. D 2011-0022
Quelles fonctions pour ces feuilles d’éventail?
L’entrée de l’inventaire indique qu’il s’agirait de modèles pour éventails. Si les modèles de feuilles d’éventails existent, notamment gravés, la qualité et le soin du détail apportés aux représentations de ces huit feuilles ne font pas penser à des dessins destinés à être copiés. On aurait pu imaginer également que ces gouaches étaient des exercices de style d’un artiste attiré par la difficulté d’une composition en demi-cercle. Cependant, leur examen attentif a révélé qu’elles avaient été peintes sur parchemin.

Gouache et aquarelle sur parchemin, achat avec l’aide de la Subvention fédérale, 1915 © MAH, photo: C. Gombaud, inv. D 2011-0019
Or, le parchemin est l’un des supports les plus courants des feuilles d’éventails. En outre, sur chacune des huit compositions, on constate que les parties inférieures de part et d’autre de l’arc de cercle sont quasiment vides de personnages et de détails, de même que le bord externe. Il s’agit d’espaces laissés libres afin qu’un autre peintre vienne y ajouter guirlandes, fleurs et frises pour finaliser la feuille par un encadrement comme sur cet éventail. Il s’agit donc bien de feuilles d’éventails qui étaient destinées à être montées et qui pour une raison inconnue ne l’ont finalement pas été.
Recherches iconographiques
Les scènes représentées se répartissent en trois catégories: l’histoire biblique (L’Arche d’alliance arrêtant les eaux du Jourdain, Samson détruisant le temple des Philistins et Mardochée aux pieds d’Esther couronnée par Assuérus), l’histoire antique (Caius Mucius Scaevola devant Porsenna et Les Sept Sages : Périandre, Chilon, Ésope, Thalès, Anacharsis, Solon, Bias et Pittacos) et la mythologie gréco-romaine (Le Triomphe d’Amphitrite, Le Triomphe d’Hercule et Le Triomphe de Mars). Ce sont les mêmes types de sujets que l’on retrouve dans la peinture d’histoire de l’époque, traduite en gravure, ou dans les décors des palais princiers. Les peintres éventaillistes suivent le goût du jour.

Gouache et aquarelle sur parchemin, achat avec l’aide de la Subvention fédérale, 1915 © MAH, photo B. Jacot-Descombes, inv. D 2011-0024
Souvent, les scènes illustrées sur les feuilles d’éventails s’inspirent de composition peintes, gravées ou offrent des compositions assez simples (un couple et/ou quelques personnages sur fond de paysage). Ces huit feuilles au contraire présentent des compositions fouillées et foisonnantes et aucune source gravée n’est reconnaissable. En outre, l’iconographie de L’Arche d’alliance est plutôt rare et celle d’Esther couronnée par Assuérus se distingue de l’iconographie traditionnelle où l’on voit d’habitude Esther, inclinée, le plus souvent aux pieds du trône surélevé d’Assuérus. L’artiste a livré ici des compositions originales et s’affirme comme un peintre éventailliste de talent ce que la qualité de l’exécution laissait déjà paraître.
Les éventails au XVIIIe siècle sont souvent offerts en cadeau de fiançailles ou de mariage, ce que leur iconographie reflète très souvent. Ici, certains sujets (Amphitrite, Esther) pourraient s’appliquer à l’épousée, tandis que d’autres mettraient en valeur les qualités du marié (Hercule, Mars, Caius Mucius Scaevola, Samson) ainsi que celles d’un couple (c’est à la table d’un couple non identifié que festoient les Sept Sages). On se prend alors à rêver qu’il pourrait s’agir d’un ensemble commandé pour un mariage précis – princier vu la qualité des feuilles –, mais en l’absence de toute information sur la provenance ou le moment où les feuilles ont été réunies (par le hasard ou dans un but précis?), il s’agit peut-être plus prosaïquement tout simplement des restes invendus du stock d’un éventailliste.

Gouache et aquarelle sur parchemin, achat avec l’aide de la Subvention fédérale, 1915 © MAH, photo: B. Jacot-Descombes, inv. D 2011-0019
Déduction de la datation et de la provenance
L’auteur de ces feuilles, comme la grande majorité des peintres éventaillistes jusque dans les années 1870 lorsqu’ils commencent à signer leurs œuvres, demeure anonyme. Le style et les décors baroques de type rocaille (les architectures à l’arrière-plan des triomphes d’Hercule et d’Amphitrite, les formes contournées des vases et aiguières dans la scène des Sept Sages…), ainsi que l’orientalisme de fantaisie ancrent ces scènes au milieu du XVIIIe siècle. En outre, leur qualité et le style enlevé et raffiné du peintre les rattachent à l’école française.

Gouache et aquarelle sur parchemin, achat avec l’aide de la Subvention fédérale, 1915 © MAH, photo: B. Jacot-Descombes, inv. D 2011-0022
La production française de feuilles d’éventails est à cette époque entièrement concentrée à Paris, à proximité de la cour, où se trouvent les principaux clients de cette industrie. Ces feuilles sortent donc vraisemblablement d’un atelier d’éventailliste parisien renommé. La comparaison avec l’éventail français daté de 1740 conservé au Musée des arts décoratifs de Bordeaux représentant Le Repas de noces d’Esther et d’Assuérus ou avec celui du Museum of Fine Art de Boston datant de 1770 illustrant Le Festin d’Antoine et Cléopâtre, avec lesquels la série du MAH a beaucoup de points communs, semble confirmer cette hypothèse.
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