La montre plastique qui fait tourner l’horlogerie suisse
Le MAH conserve 352 montres-bracelets Swatch produites entre 1982 et 1999, dont une sélection est à découvrir dans l’exposition Dix milliards d’années (22 juillet-30 octobre). Ces pièces sont entrées au musée dès leur création et une exposition leur a déjà été dédiée en 19861. En 2021, un don privé relance une recherche sur l’aventure de ce garde-temps innovant.
Swatch: genèse d’une marque
En 1980, la société horlogère ETA lance la marque Swatch (contraction de Swiss Watch). À l’origine, ETA fabriquait des pièces et des mouvements horlogers sous la raison sociale Ebauches SA, fondée en 1865. À la fin des années 1970, la concurrence japonaise provoque une crise horlogère majeure en Suisse: la firme doit se réinventer. C’est pourquoi, en 1978, l’entreprise biennoise crée la Delirium, montre-bracelet la plus mince au monde (1,8 mm). Elle débute ainsi le principe du fonds de la boîte utilisé directement comme platine (plaque qui soutient le mouvement). Cependant, bien que surprenante et très intéressante, cette montre à quartz ne répond pas aux attentes du marché. Un projet de Delirium Vulgaris2, c’est-à-dire un modèle accessible financièrement à la majorité des consommateurs, est immédiatement initié mais peine concrètement à voir le jour.
Deux ingénieurs vont alors nouer une amitié au sein de la manufacture et faire évoluer discrètement le projet d’une montre qui marque une rupture nette avec la tradition horlogère suisse3. Elmar Mock, fraîchement formé à la chimie des plastiques et Jacques Müller, spécialiste en conception horlogère, vont imaginer une montre-bracelet avec un boîtier monocoque, formé par empilement de plaques en polystyrène, qui contient toutes les pièces du mouvement (fig.1). Le 17 mars 1980, lorsqu’ils présentent les esquisses de leur nouvelle montre à quartz au directeur d’ETA Ernst Thomke, l’idée de la Swatch prend son envol4.

Un design inventif
Au cours de l’été 1981, ETA contacte plusieurs bureaux spécialisés pour réfléchir au design de la nouvelle montre. De son côté, l’ingénieur Jacques Müller convainc son frère Bernard de présenter des esquisses et encourage la direction à lui donner une chance6. Bernard Müller se lance dans le projet avec sa compagne Marlyse Schmid en fondant la société Schmid et Müller Design. Le couple crée d’emblée la surprise: au lieu de dessins, ils présentent des maquettes réalisées à partir d’anciens papiers peints. Les deux designers répondent à l’objectif d’innovation visé par ETA et sont choisis le 2 octobre 1981 pour concevoir l’esthétique de la première gamme de Swatch. Leur projet devient un secret jalousement gardé7…
Franz Sprecher, spécialiste marketing qui seconde les « Schmüller », les incite à conserver la forme traditionnelle de la montre-bracelet tout en développant un aspect plus fantaisiste. Ainsi, ils cultivent l’idée d’une montre qui serait un véritable accessoire de mode. Ce concept de «non-watch»8 permet d’associer un prix tout à fait abordable à la bienfacture réputée de l’horlogerie suisse. Il offre également une plus grande liberté dans le choix des matériaux et des décors, qui se présentent comme plus inventifs et innovants, à la manière des maquettes en papier peint de Marlyse Schmid et Bernard Müller. Cet esprit continue à s’exprimer dans les productions successives réalisées par d’autres designers, comme en témoignent tout particulièrement certaines éditions limitées (fig. 2 et 3).


Lors de la création de la première série, le fabricant a rencontré de nombreux problèmes causés par l’électrostatique, à tel point que leur prototype «tournait 30 min à l’envers puis 30 min dans l’autre sens»9 . Néanmoins, les collaborateurs d’ETA ont rapidement trouvé des solutions et la première Swatch industrielle a pu être présentée le 28 octobre 198210 (fig. 4).

L’étude pour une «version dame» débute en juillet 1982. L’entreprise charge Jean-Claude Schaffner d’adapter la forme originale en réduisant les dimensions. Ce dernier parvient à réviser la construction de la montre tout en conservant un concept identique à la Swatch homme11. Pour réussir ce défi, il diminue le nombre de composants et revoit toutes les proportions, puisque le format correspondant à la règle d’or appliquée à la «version homme» ne fonctionne plus12. C’est pourquoi la boîte du modèle dame sera plus allongée côté attaches. En août 1983 la première série Swatch lady est lancée sur les chaînes de production et sera livrée en décembre. (fig. 5 et 6)


Complications et simplicité
L’entreprise Swatch connait ainsi un grand succès et acquiert une renommée mondiale grâce à sa riposte face à la concurrence japonaise sur le marché des montres à quartz économiques. L’intelligence et le caractère visionnaire des pionniers de la Swatch n’ont cessé de s’exprimer: non seulement en exploitant pleinement le potentiel du design de la montre-bracelet en tant qu’accessoire de mode interchangeable, mais aussi en incluant les différentes complications horlogères. Dès les années 1990, Swatch parvient à introduire des chronographes de qualité dans sa gamme Swatch Chrono et à la commercialiser avec des tarifs défiant toute concurrence13 (fig. 7). Un système de remontage automatique est même intégré dans une série en 1989 et les modèles de plongée Swatch Scuba, étanches jusqu’à 200 mètres, sont introduites l’année suivante (fig. 8).


La réussite de l’entreprise Swatch AG s’illustre particulièrement bien en chiffres: de 10 millions de pièces fabriquées en 1985 la production passe à plus de 90 millions de montres vendues dans le monde entier en 199114.
Plus de quarante ans après les débuts de la marque, son immense succès s’illustre encore aujourd’hui avec la récente sortie de la Bioceramic MoonSwatch, fructueuse collaboration entre Swatch et OMEGA. Toujours intéressé par ces garde-temps iconiques, le MAH s’est enrichi en 2021 de 13 Swatch datées de 1991 à 1993 (avec une exception de 2017) offertes par une généreuse donatrice. Aujourd’hui, le musée invite à la rétrospective de l’aventure Swatch au sein de son exposition 10 milliards d’années, qui met en valeur des instruments de mesure du temps.
Ce texte est signé Noé Decosterd, stagiaire au Centre de documentation du MAH